Le bâton d’Asclépios
Au moment du départ en retraite de Jean-Yves Delattre, le Pr Michel Poisson, qui fut son mentor au sein du service de neuro-oncologie, nous a fait parvenir cette émouvante contribution.
Si j’avais à me féliciter d’une intuition pertinente c’est bien d’avoir reconnu d’emblée chez Jean-Yves Delattre l’intelligence, l’enthousiasme et la détermination que réclamait mon entreprise pour aboutir. Notre collaboration sans faille pendant près de quinze ans tient à son entière adhésion à mon projet de mettre fin au dogme en vigueur à l’époque, de la quasi abstention thérapeutique dans les tumeurs cérébrales malignes. Cette attitude condamnait les victimes d’un funeste destin à attendre la mort dans une tragique solitude.
Face à une fatalité que le conservatisme médical risquait de pérenniser, Jean-Yves Delattre partageait ma conviction que le temps était venu de tendre une main secourable à ces délaissés de la médecine dont le nombre était sans doute sous-estimé. Dans les années 1975-1980 où en France les positions étaient figées et les moyens d’explorer les tumeurs cérébrales encore bien minces, la tâche était immense et le pari bien loin d’être gagné. Toutefois, les premiers résultats des nitrosurées obtenus sur un large échantillon de patients Américains laissaient entrevoir une lueur d’espoir.
Trois années à New York
Dans les années suivantes alors que les résultats indiscutables bien que limités obtenus grâce à la chimiothérapie ouvraient la voie à une nouvelle approche thérapeutique des tumeurs cérébrales malignes, Jean-Yves Delattre décida d’aller compléter sa formation à New York sous la direction du prestigieux et sympathique Jerome B. Posner. De retour en France après un séjour de trois ans aux Etats Unis, il s’est très vite imposé au milieu fermé de la neurologie par son approche méthodique, la qualité de ses travaux publiés dans les meilleures revues, son esprit d’entreprise et son humanité auprès des patients.
Avec le courage et la détermination d’un bon laboureur il a creusé, déblayé, élargi le sillon qu’avec le concours des médecins et des scientifiques de l’Institut Curie j’avais tracé dans le champ de la biologie et du traitement des tumeurs cérébrales. Mais en plus de son activité de thérapeute il a réalisé une banque de données chiffrées à partir de notre expérience commune du traitement des gliomes, il a enrichi la neurologie de plusieurs études sur les syndromes neurologiques paranéoplasiques, mené des travaux d’envergure sur la tolérance du système nerveux aux radiations, prouvé que la radiothérapie augmentait la survie des sujets âgés atteints de glioblastomes et a été l’instigateur du premier essai de classification des gliomes en fonction de leur degré de chimio sensibilité, ouvrant ainsi la voie aux traitements personnalisés dits « à la carte ».
En dépit du pouvoir que lui conféraient sa nomination rapide comme médecin des hôpitaux et son habilitation à diriger la recherche, il a piloté son service d’une main de velours tandis que son sens de l’humain lui valait l’estime de tous. Se révélant un homme d’action, il a exporté ses connaissances et sa détermination lors d’une série de conférences faites aux États-Unis, au Mexique et en Chine, et, en participant à la formation de nombreux fellows étrangers, il a contribué au rayonnement de la Salpétrière aux quatre coins de la planète: Etats-Unis, Canada, Mexique, Colombie, Cuba, Chine, Mali, Italie, Espagne et j’en oublie.
Une discipline à part entière
En France il a imposé la neuro-oncologie comme une discipline à part entière de la neurologie si bien qu’aujourd’hui tout CHU digne de ce nom possède une unité de traitement des tumeurs cérébrales sous la direction d’un Professeur habilité à diriger la recherche. Conscient malgré tout de ses limites face à la complexité des problèmes à résoudre Jean-Yves Delattre a senti la nécessité de réunir autour de lui des esprits brillants à la pointe du progrès dans leur spécialité, Khê Hoang-Xuan dans les lymphomes cérébraux, Marc Samson dans la génétique tumorale, Ahmed Idbaih dans la chimiothérapie expérimentale. Encore fallait-il leur procurer les moyens de mettre en œuvre leurs idées.
En prenant la direction d’une unité Inserm consacrée à la neuro-oncologie, Jean-Yves Delattre a pu offrir à ses collaborateurs le support humain, logistique et financier nécessaire à la réalisation de leurs projets. La naissance d’un groupe d’excellences aux compétences variées uni par le même enthousiasme et travaillant de concert avec les neurochirurgiens et les radiothérapeutes présentait l’immense avantage de faciliter un échange rapide d’informations au sein du groupe et de permettre une approche diversifiée des tumeurs cérébrales et de leur traitement. Ces conditions d’efficacité une fois réunies, le groupe neuro-oncologique de la Salpétrière n’a pas tardé à se hisser au niveau des meilleures équipes Américaines par la valeur des hommes, l’originalité et la qualité de sa production.
En dépit de la somme de travail consentie pour approfondir les connaissances en biologie tumorale, élaborer de nouvelles stratégies, découvrir des traitements, tester de nouveaux protocoles, la dimension humaine de la neuro-oncologie n’a pas été négligée loin de là. En créant l’ARTC grâce à l’engagement résolu de François Steeg, Jean-Yves Delattre et moi-même avons voulu jeter un pont entre le milieu médical, les patients, leur famille et tous les bénévoles travaillant pour l’association.
L’engagement dans l’ARTC
Dans notre esprit, l’ARTC n’était pas seulement destinée à recueillir des fonds en faveur de la recherche mais l’association avait aussi comme objectif d’être un organisme ouvert à la réflexion, à l’initiative, à la compétence et à la solidarité de chacun. Son rôle était de favoriser la prise en charge des patients, d’améliorer leur qualité de vie parfois compromise par des traitements lourds, de prendre en considération les besoins des familles et de les aider à mieux vivre la maladie d’un proche. A ces différentes tâches pouvait s’ajouter l’intervention auprès des pouvoirs publics pour tenter de négocier des solutions à des situations critiques liées à la maladie. L’engagement des familles et la participation de nombreux bénévoles à l’action de l’ARTC ont montré avec le temps que sa création répondait à un besoin de solidarité.
Au terme de ce trop bref exposé d’une belle aventure, j’ai conscience de la chance que j’ai eu de rencontrer Jean-Yves Delattre. Au lieu de nous engager dans un conflit d’égo qu’ensemble nous considérions comme étant d’une puérilité sans nom, nous avons choisi d’emblée d’entretenir une collaboration sans nuage qui s’est rapidement transformée en amitié profonde et irréversible.
Aujourd’hui, Jean-Yves Delattre part à la retraite après avoir largement contribué à construire le socle d’un édifice que ses successeurs devront sans relâche continuer à bâtir, car, comme la science dont elle dépend, la médecine est fille du temps et ce qui est aujourd’hui vérité risque d’être une erreur demain.
Mon cher Jean-Yves, je sais que comme moi dans le passé, tu es résolu désormais à te déprendre de la médecine, mais je sais aussi que tel le phénix qui renaît de ses cendres tu sauras demain te réinventer. Alors, cher Jean-Yves bonne retraite et surtout n’oublie pas que s’agissant de l’esprit il est toujours temps de se recommencer un bonheur.
Michel Poisson
20 Octobre 2020